JARRY Alfred, Ubu

Alfred JARRY, UbuAlfred JARRY, Ubu

(Laval 1873 – Parigi 1907)

Alfred Jarry crea, con il suo alter ego Ubu, un inedito stile comico.

IN QUESTA PAGINA: Nota Biografica (Inglese)  –  Un singolare profilo di Jarry (Francese)  –  La “Patafisica”  –   Ubu incatenato

 

Jarry, Ubu

Ubu in un disegno di Jarry


Jarry: nota biografica

known primarily for his Ubu plays, began writing in 1888 at the age of fifteen with two fellow pupils at the Rennes lycee. Their project, a comic satire of their physics teacher, Monsieur Hebert, was nothing more than a childish prank. Eventually, however, this “piece alquemique” would become the world’s first absurdist drama.
The first and most famous of Alfred Jarry’s Ubu plays is Ubu Roi or Ubu Rex. This strange parody of Shakespeare’s Macbeth let loose upon the world the grotesque figure of Pa Ubu, a foul old man set on conquering Poland by any means necessary–and a personification of all that is base and stupid in mankind. The play premiered at the Theatre de L’OEuvre on December 10, 1896 to mixed results from an angry and violent crowd. Some audience members were outraged. Others were intrigued. But no one had ever seen anything like this before. The next day, the debate raged on in the papers and the cafes.
In 1898, Ubu Roi was performed again at the Theatre de Pantins–this time with marionettes. Around the time of this second performance, Jarry completed the second play in his Ubu trilogy–Ubu Cuckolded. The first play, however, had generated such a heated reaction that he failed to find a publisher. The third play of the cycle, Ubu Enchained, was completed in September of 1899. Neither Ubu Cuckolded nor Ubu Enchained was ever performed during the playwright’s lifetime.
Alfred Jarry’s career was brought to an unfortunate and early end when he died in 1907 at the age of 34, but his legacy lives on in the works of such playwrights as Eugène Ionesco and Samuel Beckett. Jarry was the first prophet of the Theatre of the Absurd. Today, his plays are considered an integral step in the evolution of the modern theatre.



Alfred JARRY, UbuUn singolare profilo di Jarry

Jarry bibliothèque du docteur Faustroll donne le ton de la littérature de qualité qu’Alfred Jarry, excellent critique, avait choisie et que l’histoire a confirmée.

Ce diable d’homme, il faut en convenir, a brossé de la littérature de son temps un tableau heureusement complet, et qui se découvre dans « Gestes et opinions du docteur Faustroll », d’une page à la suivante, dévoilant un tableau rigoureux des goûts et préférences de cet auteur qu’hantaient les prestiges d’une érudition « torve ». Il se vantait avec insistance de fréquenter les bas-côtés de la bibliothèque -ce qui n’était qu’en partie véridique. Les traités de la théologie scolastiques et les ouvrages sur l’art du blason, il n’est pas sûr qu’il en eût fait autant son ordinaire qu’il lui arrivait de prétendre : hâbleries et peccadilles sont apanages modestes de l’écrivain masqué ! Autre trait : cette façon de se mesurer à ce qui, dans la bibliothèque de « l’honnête homme », n’a pas -ou pas encore -droit de cité : Jarry était un véritable critique, pour qui la littérature n’était pas une chose finie, mais un mouvement contrarié. On ne songe pas assez que nous connaissons deux œuvres d’importance qui dressent, l’une et l’autre, une façon de catalogue : « Poésies » d’Isidore Ducasse ; et « Faustroll », d’Alfred Jarry. Aragon me racontait qu’en ce moment où, par Breton, il avait accepté la charge d’ordonner, pour le mécène Doucet, une collection de livres, il en fit la liste d’après celle que Ducasse, à propos des « têtes molle », publie. De la même façon, à qui désirerait s’informer « bien » de la littérature de l’avant-siècle, je gage qu’il faudrait « simplement » conseiller d’utiliser les clés qui sont dans « Faustroll » – il s’en trouverait au mieux !

A bien observer que « Faustroll » est une œuvre posthume, sorte de testament promis aux hommes du futur, on voit combien Jarry désirait appartenir, œuvres et travaux, à la littérature : c’est un homme de lettres (qui terrorise uniquement parce qu’il est « de qualité ») -et cette approche compromise, si facilement niée par de vains amateurs, concourt à le faire voisin d’Isidore Ducasse. Hâtivement, certains disent et prétendent qu’ils voulaient tuer, détruire la littérature, alors qu’ils n’avaient d’autre ambition que d’en faire. Mais neuve, et bonne.

Nul n’ignore que René-Isidore Panmuphle, huissier près le tribunal civil de la Seine, lorsqu’il effectue la saisie des biens du docteur Faustroll, au n° 100 bis de la rue Richer, décompte vingt-sept volumes « dépareillés, tant brochés que reliés », qui sont les « livres pairs » du héros. Aucun lecteur ne s’étonnera d’y trouver « The Rime of the Ancient Mariner » de Coleridge, poème fameux auquel Jarry, avant Valery Larbaud, avait donné ses soins ; non plus que « Scherz, Satire, Ironie und tiefere Redeutung » de Grabbe, ouvrage qui rendit très attentif l’étrange traducteur. La présence d’autres livres s’ explique aisément : l’ »Histoire des Etats et Empires du Soleil » de Bergerac, « La Croisade des Enfants » de Schwob, et « Le voyage au centre de la Terre » de Jules Verne : c’est là comme le moyeu autour duquel gravite l’As de Faustroll. On s’étonne plutôt de ne point trouver sur les rayonnages de l’intrépide voyageur certains textes de Charles Nodier, du cycle du « dériseur sensé », qui présentent avec le périple des trois compagnons un rapport certain. Il faudrait en conclure à une rencontre involontaire, ou bien à quelque oubli malicieux. Nous n’en savons rien. Sinon ceci : que le catalogue de la librairie de Faustroll contient et résume deux lectures. D’une part, les livres fondamentaux : Rabelais, mais aussi « L’Odyssée » ; Saint Luc, mais aussi un volume de la traduction Galland des « Mille et Une nuits ». Puis : « Les Illuminations » de Rimbaud, et « Le Voleur » de Darien… Il y a là, semble-t-il, le reflet de ce jeu célèbre : celui du livre dans l’île déserte. Les intercesseurs, sans doute (dans le paradis littéraire, Charles Baudelaire avait choisi Poe comme ange tutélaire, et le « priait ») !… D’autre part, Jarry retient ceux de ses contemporains qui lui paraissent dépasser les autres, représenter les lettres, mériter cette manière de Panthéon : Léon Bloy, Maurice Maeterlinck, Gustave Kahn, Stéphane Mallarmé, Henri de Régnier, Paul Verlaine, Emile Verhaeren… C’est une façon décisive -aussi -de s’affirmer symboliste. Et, par-delà la modernité, en citant Rabelais en même temps que Lautréamont, de saluer les « maîtres » : ceux qui firent, de Jarry, Jarry précisément. A tel point que Faustroll possède, parmi les vingt-sept ouvrages dont la liste est dressée par Panmuphle, « Ubu Roi » – dont on sait que Jarry, fils de ses « œuvres », finit par naître. Il ne faut pas oublier qu’aux murs de Faustroll « imagier » pendent trois gravures : de Toulouse-Lautrec, de Bonnard et d’Aubrey Beardsley…

Ce qui étonnera le plus, c’est la présence, sur cette liste, de Marceline Desbordes-Valmore et de Jean de Chilra. Je possède ce même conte de Desbordes-Valmore (« Le serment des petits hommes » sous un autre titre, « Le serment des petits Polonais », ce qui n’est pas significatif), mais dans un recueil souvent choisi dans les écoles comme livre de prix. Est-ce, chez Jarry, souvenir de jeunesse ? Ou bien les efforts de Robert de Montesquiou (voir « Félicité », un curieux volume) qui se voulait « inventeur » de Marceline, avaient-ils, ici, porté leurs fruits ? Je l’ignore absolument… Pour Jean de Chilra, cela nous plonge jusqu’au cou dans la fabrique du « second rayon » : il ne faut pas oublier « Messaline » non plus que « Le Surmâle »… Enfin, le titre du chapitre doit alerter : les livres « pairs » de Faustroll, cette expression laisse-t-elle entendre qu’il y aurait, occulte, une autre liste : celle des livres « impairs » ? -ou bien faut-il comprendre que les vingt-sept ouvrages dépareillés, les trois gravures et la vieille image de l’imprimerie Oberthur de Rennes représentent ce qu’il y a, dans les domaines de la culture, d’égal au livre de Faustroll, celui-ci ?

Il est impossible de situer Jarry dans l’environnement littéraire en négligeant les intercessions de cet écrivain capital que fut Remy de Gourmont. En effet, c’est dans son numéro du 1er juillet 1894 que la revue du Mercure de France publie un texte essentiel de Jarry : « Haldernablou », lequel porte une dédicace insolite : « Appartient à Remy de Gourmont ». Insolite de vérité, exactement. C’est Remy de Gourmont, ne l’oublions pas, qui a été l’initiateur des études lautréamontiennes (et dans le même temps, ce qui est encore mieux, ducassiennes). Il s’enthousiasme pour « Maldoror », il découvre et publie l’acte de naissance d’Isidore Ducasse, il lit et fait connaître « Poésies » (dont il n’existe qu’un seul exemplaire, celui de la BN, découvert par Gourmont). Une telle activité en faveur d’un poète inconnu (ou presque), et si longuement (ou presque) soutenue, oblige quasiment Gourmont à parler de l’objet de ses recherches à ses proches. Mais de tous, c’est Jarry qui se montrera le plus perméable. Ce sera lui, pour l’instant, le meilleur lecteur au moins de « Maldoror ». Si bien qu’ »Haldernablou », à bien voir, n’existe que sous la lumière projetée par le Montevidéen. Les rapprochements sont nombreux. Les images animales (le crabe tourteau, le rhinolophe) sont reprises en écho. Tribut est payé aux célèbres « beau comme » qui sont dans les « Chants ». Jarry écrit : »son sexe, beau comme un hibou pendu par les griffes ». C’est encore, témoignage ultime, les « beau comme » que célébrera Faustroll dans l’ouvrage posthume.

Car il existe dans « Gestes et opinions du docteur Faustroll » un traité du bon usage de la bibliothèque, c’est le chapitre qui a pour titre : « Du petit nombre des élus » – et nous voici, d’ailleurs, fixés sur l’idée qu’il faut nous faire des ouvrages « pairs » qui sont les « élus », qui sont les « égaux ». De ceux-là, des « images » émergent, dignes d’admiration fraternelle ; capables, à elles seules, dans le monde du « verbe », d’assurer à leurs auteurs le salut. Quelques exemples (outre Lautréamont, et pour indiquer la méthode) s’imposent. Les voici :

« De Lautréamont, le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme, qui disparaissait à l’horizon.

« De Kahn, un des timbres d’or des célestes orfèvreries.

« De Rachilde, Cléopâtre.

« De Verlaine, des voix asymptotes à la mort.

« De Régnier, la plaine saure où le centaure moderne s’ébroua.

« De Mallarmé, le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… »

Si nous revenons -une seconde -à ce texte important qu’est « Haldernablou », c’est pour remarquer que Jarry parlait parfois d’adelphisme (terme qu’il dit préférer à celui plus commun d’uranisme), ; et il est difficile de ne pas percevoir chez lui des tendances dont Haldern et Ablou( ici) ou bien Sengle et Valens (dans « Les jours et les nuits ») sont des témoignages insignes. Ailleurs, il est vrai, c’est l’amour incestueux pour la mère qui se manifeste avec éclat (voir « L’amour absolu »). La misogynie de notre auteur était célèbre. Mais il disait aussi qu’il était prêt à aimer une femme qui le vaudrait (le « double » au sens, peut-être, où l’entendait Péladan), ajoutant aussitôt qu’il n’était sans doute pas à la veille de rencontrer une telle créature miraculeuse… J’incline à penser que des visiges précoces aux maisons closes -par bravade -le détournèrent des joutes amoureuses. Et je soupçonne, par ailleurs, que Jarry, cet isolé, avait soif d’amitié. Cela fit un drôle de mélange. Rachilde laissait entendre qu’ »Haldernablou » était la projection d’une entente fort vive qui s’était nouée, à Paris, entre Jarry et Léon-Paul Fargue, au grand déplaisir, paraît-il, des parents de ce dernier, lesquelles accusaient Ubu (déjà !) d’exercer sur leur fils la plus détestable des influences. « Ces frères trop jumeaux », dit Rachilde.

Nous n’en sommes plus, heureusement, au sot portrait que Gide traçait de Jarry dans les « Faux monnayeurs », le réduisant au revolver et à la « verte », c’est-à-dire aux anecdotes, et affirmant (original comme souvent) que Jarry « manquait d’imagination » ( !) Nous savons qu’il faut restituer à Jarry le « cycle Ubu », mais qu’il serait incroyablement indû de sacrifier à « Ubu » le restant de l’œuvre. Ce qu’il faut bien voir, bien mesurer, bien dire, c’est l’importance « unique » de Jarry : la force magistrale qui provient de la continuité du « cycle Ubu » dans la traverse de l’ouvrage « symboliste » – un peu comme l’approche de Ducasse doit nécessairement se faire par la continuité (exceptionnelle et rompue) qui s’est tissée entre « Les Chants » et « Poésies ». Voyons mieux !

Jarry entre dans l’enceinte de la capitale française (c’est un événement, mais, hélas ! il passe inaperçu) en octobre 1891. Ses amis du lycée Henri IV sont Fargue, Thibaudet, André Rivoire, Louis Laloy. Il ne perd pas un instant, et se précipite aux cours de Bergson, qui improvise devant des jeunes médusés, sa théorie du rire. Puis les mois passant, il adresse à l’Echo de Paris littéraire illustré , que dirigent Catulle Mendès (Faustroll a rangé parmi les élus son livre « Gog »), ex-gendre de Théophile Gautier (auquel il avait enlevé cette Judith qui, hélas encore, ne frissonnait qu’aux accents de Wagner et avait opposé des cuisses de roc aux assauts d’un adolescent de Normandie, Jean Lorrain, lequel ne s’en remit jamais) ; et l’étonnant Marcel Schwob, qui fut, en cette fin de siècle, par excellence, l’ »écrivain de qualité », amateur d’argot, fin « liseur » de Stevenson (comme, aujourd’hui, Hardellet)…, un texte qui a pour titre « Guignol ». C’est que cette revue décerne mensuellement un prix de prose. Les lauriers (littéraires illustrés) couronneront, ainsi, des fragments du cycle d’ »Ubu cocu », et « Guignol » paraît le 28 avril 1893. Mendès n’y est pour rien, Schwob pour presque tout ; Jarry lui dédiera plus tard « Ubu Roi ». L’essentiel, c’est qu’au même moment, alors que paraît « Guignol », Jarry travaille à un ouvrage d’une pure orthodoxie symboliste ; « Les minutes de sable mémorial ». On l’a présenté à Alfred Valette et à son épouse, Rachilde. Il est admis dans le sein de ce Mercure de France qui se fabrique au 15 de la rue de l’Echaudé-Saint-Germain, ; ce qui donnera, provoqué par le bruit des machines d’imprimerie ou de laverie, la « Chanson du décervelage », qui fut, plus qu’on ne croit, un peu la Carmagnole du symbolisme.

En ce temps-là, Jarry fréquente beaucoup l’appartement de Remy de Gourmont, rue des Saints-Pères. Ils dirigeront ensemble une revue remarquable : « L’Ymagier » (André Malraux a réédité, à la Sirène, les textes de Gourmont qui sont dans cette publication). Gourmont et Jarry vont, en 1896, rompre -et fort mal. L’anecdote vaut d’être contée : c’est celle de la « vieille dame ».

Il s’agit de Berthe de Courrière. Un personnage étonnant. Cet ancien modèle de Clésinger (elle est, au naturel, la Marianne qui trône au Sénat), et qui se tient sur les pointes entre Eliphas Lévi (qui a de l’importance) et Papus (qui n’en a aucune), a, dit-on, aidé de fort près à la libration anticipe du soldat Jarry qui, en fin 1894, peine dans les rangs du 101e régiment d’infanterie à Laval. Berthe a traversé beaucoup de lits -dont celui du brav’ général Boulanger (comme toutes les dames du temps). On la nommait « la grande dame », ce qui s’adressait au physique plus qu’au moral. Le surnom de « Berthe aux grands pieds » lui allait à miracle. C’était une nymphomane gigantesque de proportions. Elle fut la « Sixtine » de Gourmont, mais on la mettait parfois à la retraite dans des hôpitaux tellement elle avait le goût des prêtres, ce qui lui conféra grande science ès sacrilèges. Les mauvaises langues murmurent qu’elle prêtait son ventre, qu’elle avait de complexion généreuse, aux pratiques de la messe noire. Huysmans en mit une bonne partie dans sa Mme Chantelouve de « Là-bas ». Tant d’occupations lui laissaient le loisir d’être jalouse des habits violets portés par le Sâr Péladan -et elle lui lança des sorts, vulgairement. Mais lorsque Jarry, pressé de besoins et contraint par l’éditeur, groupa les textes qui forment « L’amour en visites » (et dont l’un, assurément, est de Rachilde), il fit de Berthe « la vieille dame » et lui fit annoncer d’abominables horreurs, ainsi :

« On dit que, dans les « maisons », des femmes ont des complaisances qui sont très extraordinaires… Voulez-vous que je dépose dans un verre d’au mon râtelier, pour prolonger dans tout mon palais la douceur de mes lèvres ?… »

La dame Courrière (le « de ») était de simple autosatisfaction et, pourquoi pas ? « héraldique ») fut l’occasion de la triste querelle. Jarry publia son texte. Gourmont rompit. Ce fut la fin d’une complicité singulière. Peut-être est-il exact, comme certains ler suggèrent, que Berthe ait confondu l’auteur d’ »Ubu » avec un séminariste breton : le zèle apostolique, fût-il poussé au noir, n’excuse pas tout. Gourmont en supporta l’effet. Et c’est dommage. Reste le « Robinson belge ».

Autrement dit : ce fameux Bosse-de-Nage qui, en quelque endroit, à sa confusion, verra choir « la naïveté de son chapeau belge ». Le réputa singe papion, « moins cyno qu’hydrocéphale, et moins intelligent, pour cette tare, que ses pareils », et qui pénètre dans le livre par un « ha, ha ! » signé Eugène Sue, est un Liégeois nommé Christian Beck, d’une insolite banalité. Alfred Jarry avait l’amitié pudique. C’était une figure parisienne qui montrait peu son visage. Lorsqu’il en a provisoirement assez du Tripode, cette construction sur pilotis où il gîte et dont le ménage est confié aux soins de « celui qui souffle » (entendez : le vent), il se réfugie au Grand-Lemps, chez Claude Terrasse. C’est la vie ralentie, provinciale -mais abreuvée. Elle est décrite dans le premier chapitre de « La Dragonne ». Il y a souvent, bonhomme rondouillard, le seigneur du domaine de la Demi-Lune, un autre Belge, tout ivre, Eugène Demolder, auteur du « Jardin de la Pompadour », du « Chemin d’émeraude », et d’autres tomes non dépourvus d’intérêt. Cet Eugène-là a épousé Claire Duluc dont la mère et la tante furent, ensemble, les maîtresses de Félicien Rops, père de l’épousée, illustrateur prodigue et prodige, mais ami de Delveau, ce qui le rend sympathique. Terrasse, Demolder et Jarry -durant que Beck fait « ha, ha ! » en grec -conjugueront -un temps -leurs efforts pour venir à bout d’un opéra-bouffe en cinq actes, « Pantagruel », qui est fort mauvais.

Cependant, sous l’égide et l’oriflamme du Robinson belge (disant « ha, ha ! »), Jarry, dit Ubu, dit Faustroll, mais dit, plus sérieusement et une fois pour toutes : Jarry, Alfred, écrivain, entreprend une circumnavigation littéraire des plus insolites et des plus enseignantes : c’est ce voyage à travers des « îles » que l’on peut lire dans « Faustroll ». Voici, pour Franc-Nohain, la halte dans l’ île amorphe », c’est-à-dire reconnaissance manifestée aux poèmes « amorphes » que composa l’auteur du « Pays de l’Instar » et qu’a republié François Caradec ; puis, pour Gustave Kahn, l’île des « palais nomades », ici nommée « Du château errant qui est une jonque ». Personne d’essentiel, de grand, n’est oublié. Jarry juge extraordinairement de ce qui vaut. Voyez, par exemple : « De la grande église de Muflefiguière », où vient, accompagné de l’éditeur, Laurent Tailhade dit « n’a-qu’un-œil-pour-cause-d’anarchisme ».

Et Paul Valéry ?

Ce fut un pataphysicien de mérite, à mes yeux, Monsieur Teste, c’est un père Ubu qui aurait perdu sa gidouille.

Restent aussi les jugements laconiques de Jarry, que vous savez : du genre « Allais, celui qui ira », ou bien « Fénéon, celui qui silence ». Il avait une conscience vive -et inquiète -de la littérature. Le symbolisme se donne l’aide s’être fait sans lui. Mais à y regarder de plus près, personne ne s’y trompe. Jarry a dit, clairement, le vrai (qui est la méthode, et le lieu), ainsi : « Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour des tous les mots » – ce qui est une définition essentielle de la littérature de ce temps-là, et prophétique en ce qui concerne le nôtre. Il ne faut réduire Jarry en rien. Il est Uvu, souverainement. Mais c’est tout aussi souverainement qu’il échappe à Ubu. On ne peut l’amaigrir de la graisse polonaise du gros bonhomme. On ne peut non plus l’étouffer sous les amas de cette « merdre » dont il fait vertu. Ubu, c’est vérifiable, lui fut occasion et fin. La littérature lui fut tentation et trajet. Noel Arnaud en dira plus. Peut-être faudrait-il essayer de lire Jarry, tout Jarry, qui n’a pas encore été véritablement fait.

Hubert Juin

Hubert Juin, spécialiste des Lectures « fin de siècles » (éd.10/18), grâce à son érudition et à l’intelligence de sa lecture, savait dresser le portrait d’un homme et d’une époque avec une incomparable maîtrise. Il a su, comme personne, faire revivre Alfred Jarry, Catulle Mendès, Hugues Rebell, Joséphin Péladin, Paul-Jean Toulet, Renée Vivien, Jean de Tinan… C’est que les auteurs auxquels il s’est attaché, Remy de Gourmont ou Marcel Schwob, sont souvent ses complices. Et partagent avec lui une prodigieuse culture littéraire

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